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Entretien avec Juliette Keohane, doctorante CIFRE (Terre & Fils Investissement / CRG École Polytechnique) et son directeur de thèse Benjamin Cabanes, enseignant-chercheur en management (Mines Paris-PSL)
Février 2025
T&F Investissement
Terre & Fils Investissement a engagé, il y a bientôt 3 ans, le financement d’un travail de recherche sur la reconstruction des filières dans les territoires. Cette thèse CIFRE, menée par Juliette Keohane, s’appuie notamment sur l’analyse de la réindustrialisation territoriale dans les secteurs de la chaussure, de la laine et du textile vestimentaire. Si les résultats demandent encore à être affinés en attendant la soutenance, l’étude menée annonce d’ores et déjà des éclairages intéressants pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la revitalisation des savoir-faire locaux historiques.
Juliette : Je suis partie d’une observation : localement, certains acteurs économiques locaux parviennent à reconstruire des filières alors que les savoir-faire ont disparu ou presque. Mon principal objectif est donc de comprendre comment ces nouveaux systèmes productifs se mettent en place, quels outils ils parviennent à construire, à quelle gouvernance ils font appel, comment ils coordonnent en particulier le privé et le public, et surtout quel impact ils ont sur le territoire.
En effet, contrairement aux systèmes économiques classiques qui restent relativement clos, ces nouveaux modèles font appel à des acteurs diversifiés afin de créer de véritables associations de filières. Je suis maintenant dans la dernière phase de ma recherche : après avoir accumulé beaucoup de matière, il faut que je hiérarchise et que je fasse le tri. Le caractère empirique de cette démarche est typique des sciences sociales !
Benjamin : Les savoir-faire existent car il y a de l’activité ; ils font partie de notre patrimoine industriel, ils sont en quelque sorte encastrés dans les territoires, à travers les hommes et les femmes qui les maîtrisent, mais aussi les machines et les lieux. Les ressources sont là, mais elles ne sont pas forcément visibles. Une démarche comme celle de 1083 montre bien que la reconstruction de filières peut s’appuyer justement sur l’activation de ces ressources existantes et la création de liens entre différents industriels qui ne se parlaient pas ou plus.
Juliette : En bénéficiant du réseau de Terre & Fils, nous avons sélectionné trois filières qui constituent trois portes d’entrée vers des réseaux industriels complexes : la chaussure dans le bassin économique de Romans-sur-Isère, la laine avec l’association Lainamac et enfin le textile vestimentaire avec 1083, un des leaders français dans le secteur. J’étudie également d’autres initiatives similaires pour approfondir ces exemples provenant de Terre & Fils comme Le Slip Français ou la coopérative citoyenne Virgocoop.
Ces différentes études de cas permettent d’identifier les dynamiques en cours dans la reconstruction des filières et des savoir-faire, par l’analyse en particulier des acteurs mobilisés, de leurs choix stratégiques et des outils utilisés entre 2013 et 2024. En partant du vécu des acteurs interviewés, il s’agit ainsi de comprendre les mécanismes en œuvre et de les relier, le cas échéant, à des concepts formalisés par la littérature scientifique, comme celui de « commun industriel » par exemple.
Benjamin : Nous sommes en effet partis des questions que se posait Terre & Fils Investissement par rapport à ce qui était observé sur le terrain : que font les acteurs de ces filières ? quels sont les enjeux économiques pour le territoire ? qu’est-ce qui fonctionne ? Nous avons traité deux catégories de données : les données primaires, récoltées grâce à des questionnaires, et les données secondaires, véhiculées dans les discours portés par les acteurs eux-mêmes. En croisant ces informations, nous parvenons à un tableau nuancé et complexe de cette réindustrialisation territorialisée.
Juliette : Cette étude met en avant la différence entre réindustrialisation et relocalisation, deux notions qui sont souvent présentées comme interdépendantes. Le modèle étudié par nos études de cas montre en effet qu’une forme de réindustrialisation s’opère sans relocaliser des usines. La reconstruction de filières s’appuie avant tout sur la création de valeur à partir de l’existant, notamment des savoir-faire mais aussi de la matière première locale.
Benjamin : La principal défi de la thèse est donc de montrer que la refiliarisation, ce sont des liens nouveaux qui se tissent entre des acteurs et des savoir-faire existants. J’ajouterais que la revitalisation de ce patrimoine industriel nécessite un pilotage spécifique au sein des territoires, mais aussi entre les territoires. Il s’agit d’un modèle singulier, qui ne correspond ni au modèle de « district industriel » à l’italienne concentrant tout dans le même lieu, ni au modèle international où tout est sous-traité et externalisé.
Juliette : D’abord, les résultats sont présentés dans des articles spécialisés à la communauté scientifique. Les retours de celle-ci permettent d’affiner la méthodologie et de retravailler ces résultats. Ensuite, je souhaiterais vulgariser les apports managériaux de ce travail de recherche pour accompagner les acteurs de la réactivation des filières industrielles historiques. Les consommateurs curieux pourront également comprendre les véritables enjeux du Made in France, qui ne se limite pas au luxe, loin de là !
Benjamin : L’avantage du dispositif CIFRE est de mettre en relation, dès la conception du projet, le monde de la recherche et celui de l’industrie. Le défi est double, puisqu’il s’agit à la fois de produire des connaissances scientifiques pointues et de traiter efficacement des problématiques industrielles. Ce travail collaboratif se déroule d’égal à égal, chacun y trouvant son intérêt, dans une vraie logique de partenariat.
Deux chapitres d’ouvrage à paraître prochainement dans Les savoirs traditionnels face aux enjeux du futur aux Editions Iste.
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