Avec l’aide d’experts, Terre & Fils Investissement s’est penché sur la nécessité de faire de l’entrepreneuriat de savoir-faire, un enjeu clé de cette renaissance. Découvrez notre mini série en trois épisodes.
Après plusieurs décennies de désindustrialisation, la France connaît une nouvelle dynamique industrielle portée par les pouvoirs publics et les acteurs privés, et soutenue par une évolution des tendances en matière de consommation. Les entreprises patrimoniales et les professionnels du savoir-faire en général ont un rôle important à jouer dans ces transformations, notamment à l’échelle locale. Pour pérenniser leurs activités, ces structures ont des attentes fortes en termes de financement. Et elles vont devoir relever des défis sur le plan de l’innovation, notamment repenser leurs modèles de gouvernance, répondre aux enjeux climatiques et faire évoluer leurs cultures managériales. Avec l’aide d’experts, Terre & Fils s’est penché sur la nécessité de faire de l’entrepreneuriat de savoir-faire, un enjeu clé de cette renaissance. Découvrez notre mini série en trois épisodes.
Affaiblie par les grandes vagues de délocalisations, la production française regagne de la vitalité grâce à des initiatives de localisation et de relocalisation. Une mutation qui se joue aussi dans les territoires, lesquels apparaissent désormais comme de puissants leviers de développement dans une France pourtant historiquement très centralisée. Cette réorganisation des forces productives, que certains comparent au Mittelstand allemand, est une formidable opportunité pour les manufactures de savoir-faire.
Le phénomène des délocalisations est souvent considéré comme l’une des causes majeures de la désindustrialisation qui a touché de plein fouet certaines manufactures patrimoniales, notamment celles qui opéraient comme sous-traitantes. Pour bien comprendre en quoi consiste la dynamique inverse actuelle, il convient d’abord de définir la notion de délocalisation. Elle désigne à la fois le transfert d’unités de production vers l’étranger, pour réduire les coûts ou se rapprocher du marché, mais aussi l’ouverture de sites de production directement à l’étranger alors qu’ils auraient pu être créés en France, et enfin, le recours à un sous-traitant basé à l’étranger alors qu’il en existe sur le territoire national. De la même manière, le terme « relocalisation » est souvent utilisé pour évoquer des situations très différentes les unes des autres. Anaïs Voy-Gillis, chercheuse associée à l’université de Poitiers et directrice associée du cabinet de conseil June Partners, est spécialiste de la réindustrialisation. Elle distingue plusieurs cas de figure. « La relocalisation, c’est le retour en France d’unités de production délocalisées par le passé, cadre-t-elle. C’est ce que Kusmi Tea et Rossignol ont fait, par exemple. Et puis il y a des entreprises françaises qui n’ont jamais produit en France auparavant et qui décident de localiser leur production ici, comme Lunii avec Ma Fabrique à Histoires ou Le Matelas 365. »
« La relocalisation, c’est le retour en France d’unités de production délocalisées par le passé. Et puis il y a des entreprises françaises qui n’ont jamais produit en France auparavant et qui décident de localiser leur production ici. »
Anaïs Voy-Gillis, chercheuse, directrice associée du cabinet de conseil June Partners, et spécialiste de la réindustrialisation
En parallèle, elle constate le développement de nouvelles activités dans l’hexagone, telles que la production d’hydrogène et de batteries pour les véhicules électriques. Ainsi que le redéploiement de savoir-faire existants. « Certaines entreprises n’ont jamais quitté le territoire mais il est nécessaire de renforcer leurs activités en France, qui peut conduire à des investissements soit dans des travaux d’extension de sites existants, soit dans la construction de nouvelles usines », explique-t-elle.
Selon une étude du cabinet Trendeo, avant le plan France Relance on comptait chaque année une dizaine de relocalisations générant plus de cinq emplois. On en recense 45 pour l’année 2021. Et ce n’est pas un hasard si de plus en plus d’entreprises choisissent la France pour installer ou réinstaller leurs usines. Nos territoires ont des ressources attractives, des écosystèmes performants et des traditions artisanales et manufacturières fortes. Des atouts qui coïncident avec les facteurs propices au développement des activités de production qu’Anaïs Voy-Gillis énumère: « Du foncier disponible à un prix raisonnable, l’existence d’un pôle de compétences répondant aux besoins de l’entreprise, des infrastructures pour faciliter les flux entrant et sortant, la proximité du marché et plus largement la dynamique offerte par une bonne capacité de coopération entre acteurs privés et publics. »
Le programme gouvernemental Territoires d’industrie a justement pour ambition de soutenir la production au niveau local en impulsant des processus de coopération entre les politiques, les administrations et les industriels. Il concerne autant les nouvelles technologies que les manufactures artisanales, les filières historiques et les reconversions de filières.
« Ce qui compte pour nous, c’est que l’initiative vienne du terrain car nous sommes dans une logique de bottom-up. Les acteurs locaux nous donnent leurs feuilles de route et leurs cahiers des charges et nous les accompagnons selon les axes qu’ils ont fixés. »
Alexandre Masse, Chef de projet du programme Territoires d’industries
Alexandre Masse donne l’exemple du Haut-Jura, fort de ses savoir-faire historiques dans les métiers du bois. Le territoire a connu une phase d’industrialisation et les acteurs locaux souhaitent aujourd’hui se repositionner sur l’artisanat. Territoires d’industrie fait intervenir des opérateurs tels que l’Ademe, Bpifrance, la Banque des Territoires, Business France, Pôle emploi, l’Apec et Action Logement pour proposer un panier de services aux territoires.
Lorsqu’il est question de manufactures patrimoniales territoriales, la tentation est grande de faire le parallèle avec le Mittelstand, ce tissu d’entreprises familiales de tailles moyenne et intermédiaire qui structure l’économie allemande. En 2019, l’Allemagne comptait près de 480 000 entreprises moyennes contre environ 148 000 seulement en France. Ce système allemand, souvent mis en avant pour sa culture ancienne de la RSE et sa gestion horizontale des équipes (décisions collégiales, partage des responsabilités), a émergé après la seconde guerre mondiale. Mais il repose sur un pilier difficilement compatible avec la méritocratie et la notion d’égalité des chances prônées dans le système français: la transmission de l’entreprise à un héritier. La France doit cependant trouver des solutions pour répondre au vieillissement des dirigeants. Selon L’Observatoire du groupe BPCE, chaque année plus de 185 000 entreprises sont susceptibles d’être transmises mais seulement 51 000 changent finalement de main. En relocalisant et en décentralisant ses activités de production, La France a peut-être amorcé la création d’un nouveau modèle. La place que prendront les entreprises de savoir-faire dans ce dernier dépend de la capacité des acteurs publics et privés à soutenir leurs financements, et des moyens mis en œuvre à tous les niveaux pour favoriser l’innovation.
5 INFOS À RETENIR SUR LE PROGRAMME TERRITOIRES D’INDUSTRIE :
Pour pérenniser leur activité, se développer, innover, s’engager dans la transition verte ou se positionner sur le marché international, les manufactures de savoir-faire ont des besoins en financement spécifiques. Les acteurs publics ont mis en place des outils pour y répondre et amorcer des écosystèmes de financements mixtes avec des investisseurs privés.
Alexandre Masse, chef de projet du programme gouvernemental Territoires d’Industries, a identifié des besoins en financement dans trois principaux domaines. Le premier concerne la difficulté à recruter. Un problème que connaît bien Martin Pietri, le Président du groupe Les Manufactures EMBLEM Paris, qui peine à remplacer des artisans vieillissants. Il pointe la complexité d’attirer de jeunes travailleurs qualifiés dans les territoires de ses manufactures, comme la Meurthe-et-Moselle ou la Haute-Garonne.
« Nous attendons des mécanismes d’accompagnement pour aider les salariés à payer leur abonnement de train, par exemple. Et surtout, des mesures pour favoriser le changement de vie, la mobilité géographique et la bifurcation vers un autre secteur d’activités »
Martin Pietri, Président du groupe Les Manufactures EMBLEM Paris
Vient ensuite la nécessité d’accéder à du foncier industriel. « Notamment depuis la loi climat et la future obligation de zéro artificialisation nette », précise Alexandre Masse. Selon lui, l’une des solutions réside dans la réhabilitation de friches industrielles. On trouve enfin, sans surprise, les besoins entrainés par la transition écologique.
En 2020, Bpifrance a lancé le plan Touch ! destiné aux Industries culturelles et créatives, dont font partie de nombreuses entreprises de savoir-faire. Elles sont regroupées au sein de 6 verticales: Mode & Création, Arts visuels & Art de vivre, Édition, Cinéma & Audiovisuel, Musique & Spectacle vivant, Jeux vidéo. C’est une répartition innovante et pertinente car jusqu’ici, les problématiques des secteurs de la création et du patrimoine étaient souvent traitées séparément. Or elles sont étroitement liées. L’objectif du plan est d’accompagner ces entreprises dans les grandes transformations actuelles, classées par thématiques: « Impact », « Digital Web3 Metaverse », « Croissance externe », « International », « Féminisation », « Réindustrialisation 4.0 ». Au total, 3 milliards d’euros ont été déployés depuis 2020, et 7500 entreprises accompagnées dans le cadre du dispositif. Le plan prévoit, entre autres, le financement de l’innovation créative avec des solutions allant de 15 000 euros à 3 millions d’euros. « Nous avons des produits pour financer des dépenses spécifiques, explique Anne Villette Raoul-Duval, directrice d’investissements chez Bpifrance. Notamment la bourse French tech, la subvention à l’innovation ou les prêts innovations R&D. » L’organisme propose également des prêts sans garantie de 50 000 euros à 5 millions d’euros pour financer le besoin en fonds de roulement (BFR) de ces entreprises. En parallèle, Bpifrance investit (avec d’autres acteurs publics et privés) dans des sociétés de savoir-faire, comme elle l’a fait pour le fabricant textile Chamatex, qui a pu relocaliser sa production de chaussures de sport en ouvrant une usine 4.0 en Auvergne-Rhône-Alpes en 2021.
Bpifrance accompagne les sociétés labellisées EPV depuis une dizaine d’années. « Nous avons une action d’investissement en fonds propres dans les EPV, rappelle Damien d’Houdain, directeur de Participations. Elle est minoritaire et en co-investissement la plupart du temps, sur des tickets compris entre 400 000 et 10 millions d’euros. Avec pour vocation de s’inscrire dans différents types d’opérations comme le capital-risque, le capital-développement ou le capital-transmission. » La Manufacture Française de Bougies, le fabricant de pianos Nebout &Hamm ou encore les Ateliers de France ont bénéficié de ces investissements. Dans le cadre du plan France Relance 2030, la banque publique a également imaginé un accélérateur réservé aux entreprises ayant une activité liée aux métiers d’art. « C’est un outil d’accompagnement pendant 18 mois, qui comprend de la formation, du conseil et de la mise en relation », détaille Anne Villette Raoul-Duval. Un programme qui devrait aider les entreprises patrimoniales à affronter les grandes transformations nécessaires pour assurer leur pérennité.
« Nous avons une action d’investissement en fonds propres dans les EPV. Elle est minoritaire et en co-investissement la plupart du temps, sur des tickets compris entre 400 000 et 10 millions d’euros. »
Damien d’Houdain, directeur de Participations chez BPI France
5 INFOS CLÉS SUR L’ACCÉLÉRATEUR SAVOIR-FAIRE D’EXCEPTION DE BPI FRANCE :
Les entreprises patrimoniales pâtissent parfois d’une image passéiste et du déficit d’attractivité qui en découle. Pourtant, elles portent des valeurs et pratiques qui font écho aux défis d’avenir : inscription dans la durée et transmission, attention portée aux ressources et à la qualité des matériaux, organisation qui place l’humain et ses savoir-faire au centre de l’activité…Face aux défis accrus de la transition écologique, de la contribution sociétale de l’entreprise et de l’innovation technologique, elles doivent aussi se réinventer pour continuer à proposer une alternative aux modèles de production de masse performante, épanouissante pour leurs équipes et leurs partenaires et durable.
La renaissance industrielle actuelle s’accompagne d’un véritable changement de paradigme. L’impact social et environnemental, ainsi que les logiques de coopération et le fonctionnement en écosystèmes, sont au cœur des modèles émergeants. La modernisation de certaines manufactures artisanales comme Tissage de France, reprise par l’entreprise 1083, et des initiatives telles que le Collectif Startups industrielles, montrent la nécessite de conjuguer deux notions autrefois antinomiques : l’innovation et la tradition. Cette dynamique contribue à l’indispensable regain d’attractivité de filières, de structures et de métiers parfois regardés comme des paysages appartenant au passé. Bien entendu, la transition numérique joue souvent un rôle important dans cette transformation. L’État a ainsi mis en place le dispositif France Num, qui aide au développement économique des TPE/PME via la digitalisation de certaines tâches comme la fidélisation de la clientèle, la vente à distance et la communication. Le renouveau du tourisme entrepreneurial, sous la forme de visites de manufactures en famille ou lors de sorties scolaires, est un axe supplémentaire pour faire évoluer le regard du grand public sur des métiers oubliés ou méconnus.
L’un des autres grands défis à affronter pour les manufactures patrimoniales est l’indispensable évolution de leur culture d’entreprise. Et cela notamment car elles ont du mal à recruter. Les offres d’emploi non pourvues sont très nombreuses: ici un mécanicien piqueur dans une maroquinerie, ici un polisseur dans une cristallerie ou une tapissière d’ameublement. En améliorant leur impact sociétal, elles ont plus de chances d’attirer des talents. Cela peut passer par plus d’inclusivité, une meilleure prise en compte des spécificités de chacun, de la souplesse dans l’aménagement du temps de travail, ainsi que par la transformation des postes. Pour Anaïs Voy-Gillis, chercheuse associée à l’université de Poitiers et spécialiste de la réindustrialisation, l’organisation même du travail a un impact. Elle donne l’exemple de « l’organisation en îlots », pour remplacer le travail à la chaine. « Le salarié n’est pas cantonné à répéter une tâche, il est responsable de la création d’un produit de A à Z, ce qui est plus valorisant, explique la chercheuse. Et cela rend le travail plus intéressant. »
« Avec l’organisation du travail en îlots, le salarié n’est pas cantonné à répéter une tâche, il est responsable de la création d’un produit de A à Z, ce qui est plus valorisant, explique la chercheuse. Et cela rend le travail plus intéressant. »
Anaïs Voy-Gillis
Sans surprise, l’un des chantiers d’innovation les plus urgents concerne la transition écologique. « Tôt au tard, les entreprises seront rattrapées par des contraintes normatives environnementales », rappelle Anaïs Voy-Gillis. Elles doivent donc tout mettre en place dès maintenant pour être en règle dans quelques années. « Et puis il y a une plus grande sensibilité des générations actuelles à ces problématiques, poursuit l’experte. L’entreprise qui n’entame pas cette transition sera sanctionnée à la fois par la réglementation, par le marché, mais aussi en matière de recrutement. » Elle insiste sur la nécessite de réfléchir à des processus de fabrication moins gourmands en matériaux critiques, et de créer des filières de recyclage au niveau national ou internes aux entreprises (notamment en recréant des produits avec les déchets qu’elles génèrent). Pour cela elle souligne l’importance de « créer en amont un produit conçu avec des matières faciles à séparer les unes des autres et recyclables, pour s’assurer qu’elles seront bien récupérées et retraitées en fin du vie du produit. » Au niveau local, le programme gouvernemental Territoires d’industries travaille avec l’ADEME pour soutenir les entreprises dans leur parcours vers plus de durabilité. Comme les grands acteurs de l’industrie, les manufactures de savoir-faire doivent tendre vers l’économie régénérative. Certaines s’inspirent déjà des travaux du think thank The Shift Project, qui « œuvre pour une économie libérée de la contrainte carbone ». Voilà un bel argument pour séduire les jeunes générations !
« L’entreprise qui n’entame pas cette transition sera sanctionnée à la fois par la réglementation, par le marché, mais aussi en matière de recrutement. »
Anaïs Voy-Gillis