ENTREPRENEURIAT DE TERRITOIRE : QUELLES STRATÉGIES ET QUELS OUTILS FACE AUX ENJEUX DE DÉVELOPPEMENT LOCAL EN MILIEU RURAL ?

L’entrepreneuriat ne contribue efficacement à redynamiser un territoire que s’il s’appuie, justement, sur ses ressources humaines, sociales, artisanales, culturelles ou patrimoniales, et sur une dynamique collective. Pour cette nouvelle mini-série, Terre & Fils s’est attaché à mettre en lumière des projets d’entrepreneuriat rural qui fonctionnent.


Dans nos sociétés en mutation, des experts de discipline diverses s’accordent sur la nécessité de sortir d’une approche globale pour revenir à une échelle locale afin de mener les grandes transitions écologiques, économiques et sociales. Dans une tribune parue dans le quotidien Le Monde en novembre 2022, le chercheur en Sciences Sociales Olivier Bouba – Olga invitait, par exemple, à repenser le changement climatique en tenant compte de l’impact territorial des phénomènes. « Les territoires sont une échelle essentielle d’analyse et d’action, car ce sont des lieux où se matérialisent l’ensemble des interdépendances, affirmait l’universitaire. C’est donc à leur échelle qu’il convient de penser en système et d’agir de manière également systémique. » Une réflexion qui, appliquée aux dynamiques économiques et sociales, souligne l’importance de soutenir l’essor de l’entrepreneuriat de territoire pour revitaliser les zones rurales. Pour qu’un territoire regagne en attractivité, il ne suffit pas d’y implanter une activité quelconque sans tenir compte de son histoire et de ses ressources. L’entrepreneuriat ne contribue efficacement à redynamiser un territoire que s’il s’appuie, justement, sur ses ressources humaines, sociales, artisanales, culturelles ou patrimoniales. Et s’il repose sur une dynamique collective. Pour cette nouvelle mini-série, Terre & Fils s’est attaché à mettre en lumière des projets d’entrepreneuriat rural qui fonctionnent, des dispositifs d’accompagnement performants, des solutions collaboratives relevant de l’innovation territoriale, ainsi que les opportunités offertes par les ressources patrimoniales. Quel voyage exaltant aux quatre coins de l’hexagone rural et entrepreneurial !

ÉPISODE 1 – Quand entreprendre en milieu rural est un succès

Dans l’inconscient collectif, la dynamique entrepreneuriale – en dehors des activités purement agricoles – est associée à un cadre urbain, à ces métropoles où il semble possible de parachuter n’importe quelle filiale d’une multinationale sans ancrage préalable. À l’inverse, le terme même de « ruralité » peut apparaitre antinomique avec une expression comme « Zone d’Activité Numérique », qui désigne pourtant un projet formé au sein d’un village de 800 habitants. Une vie entrepreneuriale riche existe bel et bien en zone rurale. Selon le guide « Entreprendre en milieu rural » de l’Agence France Entrepreneur, les espaces ruraux comptaient 1,2 millions d’entreprises du secteur marchand non agricole en 2018, soit près de 30% du parc des entreprises, et plus de 100 000 localisées dans des communes très peu denses. Leur rôle est essentiel dans le développement des territoires : elles offrent des emplois, constituent des lieux de sociabilisation et contribuent parfois à la préservation d’une partie des services. Évidemment, Terre & Fils s’intéresse particulièrement à ces structures. Bien souvent, trois facteurs favorisent leur réussite : l’appui sur les ressources locales, l’effort collectif et l’inventivité.  

Un pôle numérique à 800 mètres d’altitude

En 1998, Vincent Benoit vient de décrocher son diplôme d’ingénieur et décide de s’installer à Arvieu, un village aveyronnais de 800 habitants, à 800 mètres d’altitude. Avec des amis, ce jeune diplômé crée une entreprise digitale en SCOP : Laetis. Quelques années plus tard, la structure investit dans une connexion satellite en mutualisant l’opération avec la municipalité. Dans la journée, Laetis utilise la connexion pour ses activités professionnelles. Et, le soir et le week-end, les habitants du village peuvent accéder à ses locaux et utiliser gratuitement ses ordinateurs pour envoyer des mails, surfer sur Internet ou jouer à des jeux vidéo. En 2014, alors que la mairie lance une démarche participative pour vaincre la menace démographique, Vincent Benoit a une idée :

« J’ai proposé qu’on fasse d’Arvieu un lieu digital hors du commun » 

VINCENT BENOIT

Près de dix ans plus tard, le résultat attire de nombreux curieux et des chaînes de télévision. Cette « Zone d’Activité Numérique », comme l’a qualifiée un élu, a même permis à Arvieu d’obtenir le label européen Smart Village. Basée sur un modèle hybride mêlant gestion publique (pour les parties confiées à la mairie) et privée (pour celles gérées par Laetis), elle comprend plus de 1000 mètres carrés d’espaces partagés, dont un coworking de 350 mètres carrés, une médiathèque, une agence postale ou encore une salle de spectacle, qui a notamment accueilli les Rita Mitsouko. Évidemment, le village a considérablement accru son attractivité : en 10 ans, il a attiré 30 nouvelles familles. Pour Vincent Benoit la recette du succès repose sur quelques ingrédients de base. 

« On a mélangé des gens avec un peu de talent dans un endroit agréable, autour d’un rêve de bien commun, résume l’entrepreneur. Notre village croit en lui, en sa force collective. »

vincent benoit

Une marque de vêtements pour revaloriser les métiers de la laine

Lancée en 2016, la coopérative ariégeoise Laines Paysannes rassemble une importante communauté sur les réseaux sociaux. Ses collections de vêtements et ses lignes de décoration haut-de-gamme sont régulièrement encensées par la presse. « Nous ne faisons pas des vêtements pour faire des vêtements, explique Olivia Bertrand, la cofondatrice et directrice générale, mais pour trouver des débouchés à la laine, qui est une matière dévalorisée depuis des années, au point qu’elle n’est même plus enseignée dans les formations agricoles. » 

(c) Laines Paysanes

Aujourd’hui, l’entreprise travaille avec 22 fermes et valorise entre 8 et 9 tonnes de laine chaque année. Tous les partenaires, de la tonte au tricot ou au tissage, en passant par le lavage et la filature, sont situés dans un périmètre de 350 kilomètres maximum. 

Une partie de la laine est même issue de l’élevage voisin des locaux de la coopérative, qui appartient à la société civile agricole de Paul de Latour, le conjoint d’Olivia Bertrand. Les tapis sont tissés sur place. Laines Paysannes affiche un chiffre d’affaires d’environ 600 000 euros et emploie neuf salariés. Sans investisseur, elle a financé son développement grâce à un mix de subventions publiques et de crowdfunding (notamment pour l’achat d’une caravane-boutique et l’aménagement d’un atelier de tissage). Elle a également bénéficié d’un accompagnement de la Chambre des métiers et de l’artisanat, et recruté des membres de l’équipe en contrats aidés ou grâce aux dispositifs du service civique. En partant des ressources locales – la laine et les savoir-faire qui y sont associés – l’équipe de Laines Paysannes a réussi à relancer une activité qui était en perte de vitesse dans les Pyrénées et à créer des emplois en milieu rural. Olivia Bertrand se réjouit aussi de la « dynamique sociale extraordinaire » qu’a fait naitre le projet, et de la « montée en compétence collective » des différentes personnes impliquées dans son développement.

La renaissance d’une briqueterie artisanale ancestrale 

La Briqueterie du Pic, autrefois établie dans le Cher, a appartenu à la famille de Cyril Désmoulières de 1828 à 1998. Vendue à des investisseurs étrangers, elle a ensuite fermé ses portes. Et puis, il y a quelques années, Cyril Desmoulières a eu envie de relancer l’entreprise de terres cuites artisanales de ses aïeux avec sa femme, Céline. 

« Nous avons racheté les locaux des ancêtres, remis les machines en état et recrée la chaine de fabrication sur le site d’origine, à Saint-Palais »

CELINE DESMOULIERES

La structure est alors montée sur fonds propres, avec une petite aide du département. Il y a trois ans, le couple a décidé de quitter le Cher pour installer La Briqueterie sur la commune de Ruffec-le-Château, dans l’Indre. « Nous avons découvert un département très dynamique, se souvient Céline Desmoulières. Nous avons rejoint l’association Initiative Brenne, du réseau Initiative France. » Les contacts avec les artisans des environs se font rapidement. Depuis, des couvreurs et des charpentiers apportent leurs déchets de bois à La Briqueterie qui les utilise pour la cuisson au four. En plus du four couché, adapté à la cuisson des briques et des parements, les Desmoulières ont récemment pris la décision de remettre en route un four vertical, présent dans les locaux, pour pouvoir cuire des tuiles, un produit pour lequel ils sont régulièrement sollicités.

Le Prix Innover à la campagne

Depuis 4 ans, le Prix Innover à la campagne récompense des acteurs innovants en milieu rural, issues de tous les secteurs d’activités. Le Président-fondateur de Terre & Fils, Jean-Sébastien Decaux, est membre du jury. Parmi les lauréats de l’édition 2022 on peut citer INVERS, qui fabrique et commercialise des aliments et croquettes durables à base d’insectes pour les animaux, ou les producteurs de thé français de la Maison Émile Auté. 

Le Prix Terre & Fils pour les savoir-faire récompense des structures d’intérêt général qui œuvrent pour la revitalisation d’un savoir-faire local. En 2022, c’est l’association des Fleurs d’exception du Pays de Grasse qui a été distinguée pour son action en faveur de la reconstitution de la filière des plantes à parfum en pays grassois. Ce prix permettra à l’association de développer son action de formation en faveur d’une agriculture régénératrice et de transmission des savoir-faire traditionnels à différents publics du territoire (porteurs de projet, écoles de parfumerie, jeunes agriculteurs, élèves en milieu scolaire). 

innoveralacampagne.fr

ÉPISODE 2 – Des dispositifs sur-mesure pour aider les porteurs de projets à la campagne

Qu’ils aient pour ambition d’entreprendre en zone urbaine, péri-urbaine ou rurale, les porteurs de projets sont, pour la plupart, confrontés aux mêmes types de problématiques – en premier lieu, l’accès au foncier, la mobilisation de financements et les besoins en accompagnement. En revanche, les enjeux diffèrent selon que l’on se trouve en ville ou à la campagne. Et une bonne connaissance du terrain permet d’apporter une aide plus efficace aux porteurs de projets. C’est pourquoi, depuis une quinzaine d’années, plusieurs dispositifs ont vu le jour pour soutenir spécifiquement l’entrepreneuriat dans les territoires. Et les résultats sont déjà très concluant. 

Des foncières solidaires pour favoriser l’accès au foncier rural

En zone urbaine, il arrive que la tension immobilière et la pénurie de biens disponibles conduisent certains entrepreneurs à repousser leurs projets, faute de locaux. À la campagne, la difficulté n’est pas tant de trouver des bâtiments vacants, mais d’avoir la capacité de les réhabiliter, de les mettre aux normes et de les entretenir. Pourtant, la présence d’entreprises dans les villages, surtout lorsqu’elles assurent des services de proximité, est indispensable au bien-être des habitants et à leur bien-vieillir.

« Une commune sur deux n’a plus de commerce, affirme. Or, la disparition des lieux sociaux que sont les services, les commerces ou la restauration ont de nombreuses répercussions sur le vivre ensemble. L’activité économique est un levier de sociabilisation, son absence peut mener au repli sur soi. »

Sylvain Dumas, cogérant et Directeur financier de la foncière solidaire et rurale Villages Vivants

C’est précisément ce constat qui est à l’origine de la création de Villages Vivants, il y a cinq ans, dont le fonctionnement est assez original si on le compare à celui d’une foncière traditionnelle. Les porteurs de projets en quête d’un lieu pour déployer leur activité sollicitent le bailleur. Ensuite, les équipes de ce dernier étudient les dossiers et retiennent ceux qui semblent les plus aboutis et qui répondent le mieux aux besoins des habitants des villages. Ensuite, Villages Vivants achète des bâtiments, les rénove et les loue aux entrepreneurs dans le cadre de baux à loyers progressifs (avec 30% de remise les trois premières années). Sur environ trois cents demandes annuelles, seule une dizaine de projets bénéficient actuellement du dispositif. Beaucoup ne sont pas encore suffisamment matures pour pouvoir prétendre en bénéficier. Les structures doivent, par ailleurs, relever de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Villages Vivants a rendu possible la création de tiers-lieux, d’une épicerie, d’un café-restaurant, d’une librairie, d’une ressourcerie, d’une auberge de jeunesse ou encore d’une micro-brasserie. Autant d’acteurs dont les activités Favorisent la cohésion sociale et la redynamisation des zones rurales. Le succès de ce bailleur d’un nouveau genre, qui se concentre sur le quart Sud-Est de la France, a d’ailleurs inspiré d’autres foncières, ailleurs dans l’hexagone. Ses équipes ont accompagné les montages de la foncière toulousaine Bien Commun et de celle lancée par l’Association Territoires et Innovation Sociale (ATIS), en Nouvelle Aquitaine. 

Des solutions d’accompagnement de proximité pour répondre aux enjeux locaux 

(c) La Fabrique à initiatives

Le parcours de l’entrepreneur classique consiste, en général, à développer une idée, à étudier sa faisabilité et son potentiel sur le marché, puis à l’installer quelque part par commodité, souvent proche de l’endroit où il réside ou à proximité de ses partenaires. ATIS, créée en 2010 en Gironde par des acteurs institutionnels de l’ESS, s’inscrit dans la dynamique inverse. En plus d’un programme d’incubation destiné aux porteurs de projets solidaires ou à impact, elle coordonne l’une des 30 « Fabriques à initiatives » qui existent aujourd’hui en France : ce programme original, présenté comme le « chaînon manquant », vise à éviter les « occasions manquées » en matière d’emploi et d’insertion, de bien vieillir, de mobilité, d’habitat, d’économie circulaire, de services de proximité, etc. 

« Avec la Fabrique à initiatives, nous accompagnons des idées qui n’ont pas encore de porteur de projet. Sur les territoires, des apporteurs d’idées qui peuvent être des citoyens, des collectivités ou des entreprises, identifient une opportunité dont ils ne peuvent pas se saisir car ils ne se sentent pas légitimes ou compétents pour cela. Ils nous en font alors part et nous nous mobilisons pour que trouver un porteur de projet. » 

COLINE LAURENT, chargée de mission chez ATIS

Et c’est justement de cette façon que ATIS a été sollicitée l’année dernière pour créer une foncière solidaire sur le modèle de Villages Vivants, mais adaptée aux espaces urbains. « Nous avons aussi été mobilisés pour mener une étude sur la gestion de l’occupation temporaire de lieux tels qu’une école ou des locaux de la SNCF », précise Coline Laurent. Parmi les projets ayant émergés grâce à ce programme, on peut citer un jardin familial et pédagogique sur une commune en Corse, une auto-école à vocation sociale en Normandie, une conserverie qui s’approvisionne avec des invendus et une plateforme de massification des déchets encombrants en Gironde, un garage solidaire et en snack en circuit court tenu par des personnes handicapées en Bourgogne-Franche-Comté, etc. Au total, depuis leur création en 2010, les Fabriques à initiatives ont défini plus de 600 idées de projets et contribué à créer plus de 130 activités d’utilité sociale partout en France.

Saint-Saturnin-lès-Apt, France

Des programmes de financement adaptés à l’entrepreneuriat de territoire

Dans le cadre du plan France Relance, la Banque des territoires (direction de la Caisse des dépôts au service des territoires) et bpifrance ont mis au point le programme « Entreprendre au cœur des territoires », doté d’un budget de 10 millions d’euros, qui prendra fin en décembre 2024. L’objectif est de redynamiser certaines activités économiques de proximité dans les communes petites et moyennes en soutenant la création d’entreprises. Le programme ne s’adresse pas directement aux porteurs de projets, mais aux opérateurs de l’accompagnement dont ils pourront bénéficier. En 2018, la Banque des Territoires avait lancé le programme Territoires d’industrie visant à accélérer la réindustrialisation dans les territoires. Des projets très variés ont été accompagnés pour ce dispositif qui a permis de financer la création d’une usine de mytiliculture (élevage de moules) en Bretagne, une étude sur la création d’une ferme aquaponique (écosystème durable qui associe l’élevage de poisson et la culture des végétaux) en Martinique, une usine de brassage de bière en Auvergne-Rhône-Alpes, ou encore des entreprises comme Lemon Tri (recyclage des déchets de l’espace public) et Uzaje (emballages alimentaires réutilisables) en Seine-Saint-Denis. Entre 2018 et 2021, deux milliards d’euros ont été engagés pour permettre l’émergence de telles activités. Ces investissements sont déterminants dans une optique de revitalisation des territoires. Car lorsqu’une structure est reprise ou créée dans une commune, c’est la promesse de quelques emplois et d’un regain d’attractivité. 

L’engagement pour la vitalité socio-culturelle des territoires ruraux 

En complément des dispositifs favorisant le développement du projet entrepreneurial, il faut souligner l’importance de la dynamique socio-culturelle du territoire. Pour que l’implantation puisse être viable, les vecteurs d’attachement au territoire sont déterminants. 

A cet égard, Familles rurales, association nationale reconnue d’utilité publique, qui soutient les familles en milieu rural et péri-urbains joue un rôle crucial depuis 70 ans. A travers un réseau de 1 850 associations locales, le Mouvement agit pour le développement de ces territoires via l’organisation d’évènements, d’activités de loisirs, de réseaux d’entraide et de la formation, fondés sur les valeurs de l’éducation populaire et le soutien à l’économie sociale et solidaire.