Penser

© Engin Akyurt

Comment le patrimoine culturel immatériel peut-il être un levier dans les dynamiques territoriales ?

T&F

La Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel fête son vingtième anniversaire en cette année 2023. La France l’a ratifiée en 2006. C’est grâce à elle que des pratiques et des savoir-faire ancrés dans un seul ou plusieurs territoires, aussi divers que les savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse, la tapisserie d’Aubusson ou les Fest-noz bretons, sont officiellement considérés comme des éléments d’un patrimoine à sauvegarder.

Entre eux, les experts emploient l’expression « patrimoine vivant » (sans rapport avec le label Entreprise du Patrimoine Vivant) car il ne s’agit pas de figer des pratiques dans un état authentique mais, bien au contraire, de pérenniser des usages anciens amenés à évoluer dans le futur. Le patrimoine culturel immatériel est, de plus en plus, envisagé comme un vivier de ressources fédératrices au service des grands défis d’aujourd’hui et de demain, tels que le développement durable, le vivre-ensemble et la revitalisation des territoires. Pour comprendre ces enjeux, Terre & Fils s’est entretenu avec des professionnels qui œuvrent au quotidien à sa sauvegarde et à sa valorisation.


Texte : Hélène Brunet-Rivaillon

épisode 1 : histoire d’un patrimoine transversal et relationnel

épisode 2 : énergies fédératrices et impacts territoriaux

épisode 3 : l’identité territoriale au service des transitions

Épisode 1 – Histoire d’un patrimoine transversal et relationnel

Qu’elle soit à l’échelle nationale ou internationale, la reconnaissance d’un patrimoine culturel immatériel est toujours le fruit d’un combat d’hommes et de femmes pour la sauvegarde d’un trésor : la diversité culturelle.

La notion de patrimoine culturel immatériel est encadrée par deux textes majeurs : la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) et la Convention du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, dite « Convention de Faro » (2005).

Si, dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, certains pays, dont le Japon, commençaient à réfléchir à des dispositifs pour préserver leurs connaissances ancestrales, la notion de PCI a réellement émergé bien plus tard, en réaction à la Convention de l’UNESCO de 1972 sur la protection de la nature et la préservation des biens culturels.

Le patrimoine culturel faisait alors essentiellement référence au patrimoine bâti. « Or, plusieurs pays, comme la Bolivie, ont critiqué cette Convention, rappelle Alice Fromonteil, Chargée de mission au Centre français du patrimoine culturel immatériel. Car, selon eux, il existe plusieurs formes de patrimoines ne relevant pas d’une conception matérielle et s’écartant d’un point de vue européocentré, et qui n’étaient donc ni reconnues, ni protégées. » La mélodie andine reprise dans « El Condor pasa », la célèbre chanson de Simon et Garfunkel, est souvent citée en exemple.

Les danseurs de Kerlenn Pondi © Pontivy communauté

Mais il fallut attendre la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003 pour que des chants, des contes et des carnavals soient reconnus comme des éléments de patrimoine.

Officiellement, cinq domaines ont été référencés : les traditions et expressions orales, y compris la langue comme vecteur de transmission ; les arts du spectacle ; les pratiques sociales, rituels et événements festifs ; les connaissances et pratiques relatives à la nature et l’univers ; les savoir-faire liés à l’artisanat. 

Alice Fromenteil
Chargée de mission au Centre français du patrimoine culturel immatériel

Plus tard, les pratiques culinaires ont été reconnues comme faisant partie des domaines liés au PCI. Et la pizza napolitaine, le repas gastronomique des Français ou le couscous ont successivement été inscrits au répertoire du patrimoine mondial. « Bien que fragile, le PCI est un facteur important du maintien de la diversité culturelle face à la mondialisation croissante. Avoir une idée du PCI de différentes communautés est utile au dialogue interculturel et encourage le respect d’autres modes de vie », peut-on lire sur le site de l’UNESCO.

La notion s’accompagne d’une forte dimension éthique contribuant notamment au développement durable. Ainsi, les pratiques qui aboutiraient à l’extinction d’une ressource naturelle ne pourraient pas être inscrites. En 2015, la corrida a été retirée de l’inventaire national français sur lequel les formes de patrimoines doivent figurer avant d’être possiblement présentées sous forme de candidature pour intégrer les listes de l’UNESCO.

L’huître de Cancale, une pêche à taille humaine © Huître Fine de Cancale

Chaque candidature est le résultat d’un long travail préparatoire. Les États ayant ratifié la Convention sont tenus, dans un premier temps, de réaliser un inventaire national des PCI existants sur leur territoire, et ce avec la participation des groupes et des communautés concernés. Ils sont portés à sa connaissance par les citoyens eux-mêmes.

En France, les porteurs de projets font partie des communautés détentrices de ces pratiques. Elles se réunissent idéalement dans une démarche participative et inclusive. Des experts, comme des chercheurs et des conservateurs de musées, peuvent accompagner le processus. 

Alice Fromonteil
Chargée de mission au Centre français du patrimoine culturel immatériel

Chaque État dispose d’un ou de plusieurs organismes compétents en la matière. Pour la France, il s’agit du Centre Français du Patrimoine Culturel Immatériel. Ensuite, deux chargés de mission au ministère de la Culture suivent et étudient les dossiers d’inclusion à l’inventaire. Le Comité du patrimoine ethnologique et immatériel se réunit quatre fois par an pour évaluer et émettre des avis sur l’inclusion d’élément du PCI dans l’inventaire national et sur les candidatures à soumettre pour l’inscription sur les Listes de l’Unesco. Ces dernières peuvent, d’ailleurs, être transrégionales, voire, transnationales.

Ainsi, en 2022, « les connaissances, savoir-faire, traditions et pratiques associées au palmier dattier » ont été inscrits sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO à l’initiative de 15 pays arabes (Émirats arabes unis, Bahreïn, Égypte, Iraq, Jordanie, Koweït, Mauritanie, Maroc, Oman, Palestine, Qatar, Arabie saoudite, Soudan, Tunisie et Yémen). En 2018, la lutte ancestrale coréenne avait même obtenu son inscription au patrimoine mondial de l’humanité grâce à une candidature portée conjointement par les deux Corée, du Nord et du Sud : une preuve irréfutable de la force fédératrice du PCI !

Le Patrimoine culturel immatériel en chiffres

181 pays ont ratifiés la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel de 2003

– Il faut en moyenne 10 ans pour parvenir à inscrire un PCI sur la liste de l’UNESCO

– En France, plus de 520 pratiques figurent sur l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel, et seulement 23 sur les listes de l’Unesco

Source : ministère de la Culture

Épisode 2 – Énergies fédératrices et impacts territoriaux

Depuis 2018, les savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse sont inscrits sur les listes du PCI de l’UNESCO. Le projet de candidature avait été initié une décennie plus tôt par une citoyenne passionnée, Nadia Bédar, qui conduit aujourd’hui d’autres processus visant des reconnaissances de savoir-faire (ainsi que des paysages culturels) auprès de l’institution internationale.

Nadia Bédar est une professionnelle de la création audiovisuelle, elle travaille pour le service public depuis 25 ans. Son implication dans la reconnaissance des patrimoines culturels immatériels remonte à 2008. Cette année-là, elle crée un programme consacré au PCI pour France 3, en partenariat avec le ministère de la culture et la commission nationale française pour l’UNESCO. « J’avais proposé un sujet pilote sur les savoir-faire liés au parfum en pays grassois », se souvient-elle. Dans le cadre de ce projet, elle rencontre Jean-Pierre Leleux, qui est sénateur-maire de Grasse à l’époque. Et l’idée lui vient de lui proposer de déposer une candidature à l’UNESCO. L’homme politique est partant.

© A. Konopka / Pays de Grasse tourisme

Elle s’embarque dans cette nouvelle aventure en tant que directrice de candidature. « La France avait ratifié la Convention deux ans plus tôt et tout restait à inventer, à commencer par la méthode pour monter la candidature », précise-t-elle. Elle propose alors de créer l’association Patrimoine vivant en pays de Grasse pour rassembler un maximum d’acteurs de la filière en question et s’appuie notamment sur l’association Les Fleurs d’Exception du Pays de Grasse pour la partie production des matières premières.

Elle parvient à réunir des grands parfumeurs (dont ceux de maisons de luxe parisiennes), des producteurs de plantes à parfum, des experts de la transformation, des élus, etc. Et cela en dépit de tentatives de découragement. « Beaucoup de gens disaient que les acteurs de la parfumerie ne s’entendaient pas, et que ce serait un frein », rapporte-elle. Elle a démontré le contraire.

Le PCI concerne tout le monde, peu importent sa condition sociale et son identité culturelle. C’est extraordinaire !

Nadia Bédar
directrice de candidatures UNESCO pour la reconnaissance PCI

Après une première tentative en 2015, et un second dépôt de candidature en 2017, les savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse (la culture de la plante à parfum, la connaissance des matières premières naturelles et leur transformation et l’art de composer un parfum) ont, finalement, été inscrits sur la liste des PCI reconnus par l’UNESCO en 2018. Et Nadia Bédar observe déjà un impact sur l’économie locale. Elle constate l’installation de nouvelles entreprises du secteur et souligne que le recours des parfumeurs aux matières naturelles plutôt qu’au composantes synthétiques a progressé.

Plus récemment, cette femme engagée dans la reconnaissance des savoir-faire a été sollicitée, dans le parc naturel des Grands Causses, pour conduire la candidature des savoir-faire liés à la ganterie, un projet initié par le gantier Olivier Fabre. Ensemble, ils constituent l’« Association Sauvegarde du patrimoine culturel immatériel du pays de Millau », en mettant autour de la table de nombreux acteurs locaux tels que des gantiers et des mégisseries. Le Conseil national du cuir et la Fédération nationale ovine siègent au conseil d’administration.

© Greg Alric / Maison Fabre

L’un des critères incontournables du dossier de candidature à l’UNESCO est la mise en place de mesures de sauvegarde du patrimoine qui en est l’objet. « Nous avons lancé dix-sept mesures de sauvegarde des savoir-faire liés à la ganterie, récapitule la directrice de candidature. Nous allons, entre autres, ouvrir une école, pour répondre aux besoins en main d’œuvre de la filière agro-pastorale et des mégisseries. Ce sera la première école bilingue intégrant l’ensemble de la filière. »

En Provence et en Occitanie, les associations ont aussi développé des parcours liés à l’économie du tourisme de savoir-faire : « Les chemins parfumés de Grasse » et « La route des gantiers et des bergers ». Si l’équipe aveyronnaise parvient à déposer sa candidature auprès de l’UNESCO, celle-ci sera étudiée, comme les précédentes, par les 24 États membres décisionnaires.

Quand la reconnaissance à l’UNESCO contribue à revaloriser les filières

– L’inscription des savoir-faire et techniques de la tapisserie d’Aubusson au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2009 a favorisé le lancement du projet de Cité internationale de la tapisserie. Depuis, le savoir-faire a connu un coup de jeune, notamment grâce à des œuvres inspirées des univers pop de Tolkien et Miyazaki.

– En 2010, le savoir-faire de la dentelle au point d’Alençon est entré au PCI de l’Humanité. Pour acquérir cette technique, 7 à 10 ans d’apprentissage sont nécessaires. Chaque centimètre carré est le fruit de 7 heures de travail. La reconnaissance de ce PCI a permis de revaloriser le savoir-faire et de le faire connaitre aux jeunes générations, notamment via la visite du musée qui lui est consacré.

– En 2020, les savoir-faire en mécanique horlogère et mécanique d’art ont été inscrits au patrimoine mondial, à la suite d’une candidature déposée conjointement par la France et la Suisse. L’arc jurassien franco-suisse a, depuis, bénéficié d’un regain d’attractivité touristique et artisanale.

Épisode 3 – L’identité territoriale au service des transitions

Pour Ronan Le Baccon, Directeur du tourisme et du patrimoine de la région Bretagne (la seule région en France à regrouper ces deux fonctions), les PCI jouent un rôle important dans l’accès aux droits culturels et comme levier de développement socio-économique.

Les droits culturels sont des droits humains internationaux fondamentaux. Si leur définition n’est pas énoncée strictement dans les textes de lois qui y sont consacrés, on considère qu’ils concernent les droits et les libertés liés à l’expression d’une identité, ainsi que l’accès aux références et aux ressources culturelles nécessaires à ce processus d’identification. Ils protègent la diversité culturelle.

Or, pour Ronan Le Baccon, l’identité culturelle commune au niveau territorial doit se renouveler, se recréer et évoluer en permanence pour ne pas risquer de devenir un folklore. Et l’accès au patrimoine immatériel contribue à cela. C’est pourquoi il est essentiel, selon lui, d’impliquer au maximum les populations dans les missions liées au patrimoine. Pour aller dans ce sens, la Bretagne a mis en place en forme de partage de sa compétence d’inventaire (héritée de l’inventaire général du patrimoine culturel instauré par André Malraux, en 1964, alors qu’il était ministre de la Culture, et attribuée aux régions par une loi de 2004 et un décret de 2005). « Nous avons développé la méthode des inventaires participatifs », plante le directeur. Les associations et les communes sont invitées à inventorier des patrimoines.

Et le procédé s’avère parfois très précieux. L’inventaire participatif a, par exemple, permis l’acquisition d’une connaissance fine relative aux perrés, ces petits murs en pierres sèches situés le long de la Rance. Grâce au travail des locaux, la collectivité connait leur nombre, en sais plus sur les techniques de construction et sur leur robustesse. Ronan Le Baccon s’émerveille : « Ils tiennent une centaine d’années quand des contraintes en béton ne durent que dix ans ».

Le patrimoine est quasiment sytématiquement la bonne réponse pour traiter les sujets liés à toutes les transitions, qu’elles soient méthodologiques, économoniques, sociétales ou environnementales. En réfléchissant à la manière de transmettre cette tradition des perrés, on répond à la fois à une démarche de transition, de cadre de vie et d’identité.

Ronan Le Baccon
Directeur du tourisme et du patrimoine de la région Bretagne

L’art de la construction en pierres sèches est inscrit à l’UNESCO depuis 2018, une candidature conjointe avait été déposée par la Croatie, Chypre, la France, la Grèce, l’Italie, la Slovénie, l’Espagne et la Suisse.

© Les Amis de la Baie de la Landriais

Ronan Le Baccon insiste sur un point : créer une émulation en faisant travailler les gens ensemble autour d’un projet de valorisation culturelle de leur territoire compte bien plus que la reconnaissance finale. Il estime que « la reconnaissance d’un PCI est un élément fédérateur, mais c’est un outil, pas une finalité. »

Qu’il soit inscrit ou non sur une liste, le patrimoine est constitutif d’une identité territoriale qui peut être activée comme levier de développement, notamment touristique et économique. Il en va ainsi des nœuds marins, des techniques de pêche, des récits de marins dans les bistrots. « Notre développement se nourrit de notre identité. Ça n’aurait aucun sens de proposer des jet-skis en Bretagne », assure-t-il. Pour guider les acteurs du tourisme qui naviguent parfois à l’aveugle entre identité et folklore, la région Bretagne a mis au point une stratégie marketing comprenant des outils en accès libre, dont des carnets d’inspiration destinés autant aux acteurs publics que privés. L’un porte sur l’espace (la décoration) et l’autre sur le volet culinaire (avec des recettes, entre autres).

Loin d’être l’apanage d’une poignée d’érudits, la notion de PCI concerne l’ensemble de la société et les enjeux qui en découlent peuvent impacter le territoire dans sa globalité, dès maintenant et pour l’avenir.

Les écomusées, véritables vitrines du PCI

Apparues dans les années 70, ces institutions culturelles ont pour objet la valorisation des patrimoines naturels et culturels territoriaux. Ils sont, souvent, l’occasion de découvrir des modes de vie rattachés à des communautés. Ainsi, l’écomusée du Daviaud, planté sur un domaine de 6 hectares à la Barre-de-Monts, en Vendée, permet de connaitre les activités humaines dans les marais, notamment les arts et traditions populaires et l’habitat local. Plus de 900 objets du quotidien y sont exposés.

Cette conception du musée répond aux préceptes de la « nouvelle muséologie » plantée par le muséologue Georges Henri Rivière, le fondateur du Musée national des arts et traditions populaires de Paris. Sa définition d’un « musée de l’homme et de la nature ressortissant à un territoire donné, sur lequel vit une population à la conception et à l’évolution permanente duquel cette population participe » inspire les muséologues qui pensent les institutions de demain. Et, déjà, certains musées s’inscrivent dans cet héritage. À Cognac, la Fondation Martell a, par exemple, proposé une exposition sur les ressources de sa région, la Nouvelle-Aquitaine.